Les 8 et 9 juin derniers avait lieu à la Cinémathèque française une nouvelle session des Rencontres numériques organisées régulièrement par le Ministère de la Culture. Le thème était cette fois-ci l’éducation à l’image, aux médias et au numérique. Il s’est dégagé de ces deux journées un certain consensus mais aussi une perplexité partagée : si l’éducation aux médias et au numérique est unanimement reconnue comme un enjeu politique majeur, les modalités de sa mise en oeuvre sont encore très floues et restent largement à définir…
Haro sur les « digital natives »
Une précision pour commencer : il ne me semble pas utile de revenir sur les deux constats récurrents qui ressortent désormais de toutes ces journées d’études consacrées de près ou de loin au numérique : le déficit de formation des professionnels d’une part, et d’autre part le fait que le numérique, loin de se résumer à sa dimension technique, doit être considéré à présent comme une question culturelle à part entière. Il s’agit de deux sujets que j’ai assez largement traités dans un précédent billet.
Il y a en revanche une chose qui m’a frappé lors des différents échanges : la charge unanime contre les « digital natives ». Pour le dire rapidement, la notion de « digital natives » repose sur l’idée d’une rupture à la fois générationnelle et culturelle entre les personnes nées avant l’avènement du numérique (et peinant à en intégrer les codes) et les plus jeunes, nés avec une souris ou un Ipad à la main (et qui seraient comme des poissons dans l’eau). Il n’est pas tout à fait étonnant qu’une assemblée de professionnels de l’éducation et de la culture se méfie d’une idée pareille qui remet en cause le principe même de leur existence, mais l’universitaire Hervé Le Crosnier, spécialiste des pratiques numériques contemporaines, a fait part lui aussi de son scepticisme lors d’une intervention aussi dense qu’intéressante.
Il a commencé par rappeler que le « numérique » est une véritable mutation anthropologique dans laquelle des acteurs économiques majeurs (les fameux GAFA : Google, Amazon, Facebook, Apple) sont fortement impliqués. Toutes les formes de création nouvelles que l’on voit actuellement émerger (on peut citer pèle-mêle l’art du remix, l’écriture sur wattpad ou le phénomène des booktubeurs) sont des pratiques culturelles à part entière. Par conséquent, les acteurs du web sont en concurrence directe avec les institutions publiques culturelles et éducatives.
Pour Hervé Le Crosnier, la notion de « digital natives » est moins une idée scientifique, qu’un mot d’ordre politique et économique, une injonction, un slogan très efficace, invitant à « laisser les jeunes en tête à tête avec l’industrie » (je reprends la formule utilisée par Christian Gautelier du CEMEA lors de son intervention). Pourtant, Internet est un espace de création, de production de savoir et de partage, à la croisée d’enjeux citoyens et démocratiques essentiels : l’émancipation, la diffusion du savoir, la liberté d’information et d’expression, la protection de la vie privée… Ces enjeux démocratiques justifient à eux seuls l’idée d’une éducation au numérique qui intègre une forme de recul critique et réflexif.
Au delà même de cette dimension politique et citoyenne, les jeunes sont-ils si à l’aise que ça avec les technologies numériques ? L’intervention d’Hervé Le Crosnier n’étaient pas assez longue pour lui laisser le temps de mobiliser des données scientifiques, il a néanmoins cité les travaux de la sociologue américaine Danah Boyd, qui a mis en évidence l’ambivalence, la diversité et l’hétérogénéité des rapports des jeunes générations avec le numérique. Le livre de Boyd, It’s Complicated – The Social Lives of Networked Teens, est en train d’être traduit par Le Crosnier et il paraîtra en français à l’automne prochain. Vous pouvez donc vous attendre à de nouvelles attaques contre le cliché des « digital natives » dans les mois qui viennent. Je ne manquerai pas de parler de ce livre lors de sa parution.
Dépasser les logiques de silo
Autre point frappant lors de ces deux journées : l’ombre des attentats de janvier dernier planait sur plusieurs interventions consacrées à l’éducation aux médias et à l’information (EMI). Est-ce un hasard ? Le Ministère de la culture et l’Education nationale ont publié en février, un mois pile après les événements, une feuille de route commune qui met l’EMI au premier plan de leur action en la rattachant à l’éducation artistique et culturelle (EAC) qui est depuis quelques années déjà la priorité numéro 1 du Ministère de la culture.
La logique partenariale que les deux Ministères essaient d’établir sur ces questions est révélatrice de leur dimension transversale, qui nécessite souvent de dépasser des logiques de silos cloisonnés. Au sein de l’Education nationale par exemple, l’EMI et l’EAC dépendent de deux entités distinctes : le CLEMI (Centre de Liaison de l’Enseignement et des Médias d’Information) pour la première, et la DAAC (Délégation Académique Arts et Culture) pour la seconde. Certaines académies, comme celles de Caen, s’efforcent de mettre en place des actions qui dépassent ces fossés institutionnels… Le même type de problème se pose avec le numérique : comme il ne correspond à aucune discipline établie, les projets novateurs portés par des enseignants (comme les espaces CréationS, des mini incubateurs de projets en milieu scolaire) doivent souvent se développer en dehors du temps scolaire et sur la base du volontariat.
De façon générale, le chercheur Laurent Petit observe qu’il y a de très fortes affinités entre la question très contemporaine de l’enseignement du numérique et celle, bien plus ancienne, de l’éducation aux médias. Après avoir évoqué les travaux de Geneviève Jacquinot à la fin des années 70, il a mentionné certains questionnements qui sont toujours aussi actuels, par exemple :
- L’éducation au numérique/aux médias doit-il être pris en charge par une nouvelle discipline ?
- Cet enseignement doit-il accorder la primauté à une démarche analytique ou à la pratique ?
- Enfin, les savoirs dispensés doivent-ils l’être sur un mode plutôt ludique ou plutôt didactique ?…
L’enjeu de la participation
A l’inverse de Laurent Petit, une autre universitaire, Karine Aillerie, a tenu à souligner l’originalité du numérique par rapport aux médias traditionnels car il permet une participation et une appropriation bien plus forte par les usagers-citoyens. Parmi les différents retours d’expérience présentés pendant ces deux jours, les plus convaincants parvenaient à mêler éducation aux médias et outils numériques, participation des usagers et animation d’un territoire. O2 Zone TV est par exemple un média participatif situé à Marseille qui s’appuie sur un médialab où se croisent technologies numériques (web, réseaux sociaux…) et outils médiatiques plus classiques (diffusion radio, montage vidéo…) avec une finalité : redonner du « pouvoir d’agir » aux gens. Wikithionville est une plateforme collaborative qui rencontre un grand succès (malgré un aspect un peu rustre) en impliquant fortement les habitants de Thionville et en les mobilisant de façon originale (par exemple via des Balades urbaines numériques ou des portraits d’habitants).
L’Etat vient de créer un fonds de soutien au médias participatifs pour soutenir ce type de projets, souvent portés et impulsés par des collectivités territoriales. Pour dépasser la logique des silos et les fossés disciplinaires, ces dernières sont souvent mieux armées que l’Etat car l’action sur un territoire est, par définition, transversale. L’action de proximité en faveur du numérique et des médias rencontre en revanche des difficultés liées au foisonnement des initiatives, des labels et des chartes. Le début des années 2000 avait déjà vu une multiplication des appellations : EPN (espaces publiques numériques), ERIC (Espace Régional Internet Citoyen), Cyberbases, label NetPublic et autres Point-cyb. D’autres modèles, d’autres noms, s’imposent peu à peu aujourd’hui mais il est toujours aussi difficile de s’y repérer entre les fab lab, living lab, medialab et autres tiers-lieux…
On estime aujourd’hui à 12.000 les lieux d’éducation aux médias ou au numérique mais ce réseau potentiellement très riche reste encore à structurer. Quel acteur doit être le principal porteur de l’éducation à l’image, aux médias et au numérique ? les enseignants ? les bibliothécaires ? des structures associatives dynamiques et créatives comme Les compagnons du dev ? Et si l’ensemble de ces acteurs doit intervenir, comment échapper à l’éclatement et à la dispersion ? Comment surmonter les fossés professionnels et institutionnels ? Comment mutualiser des compétences et des moyens ? Comment uniformiser les formations ? Comment mettre en place une offre visible et compréhensible par le public ?… S’il n’y avait pas de réponse qui se dégageait à l’issue de ces deux journées d’échange au sein de la Cinémathèque, la question a au moins eu le mérite d’être posée clairement.
Pour aller plus loin :
- Comme d’habitude, le hashtag #RencNum permet de retrouver les tweets en lien avec les rencontres.
- Pour mieux connaitre Danah Boy, dont je me suis contenté de citer le nom : un grand entretien est disponible en podcast sur le site de France Culture
- Mon compte-rendu est très partiel puisque je n’ai pas suivi tous les ateliers et que j’ai mentionné peu de retours d’expérience. Les vidéo de l’ensemble des interventions seront mises en ligne prochainement sur le site des Rencontres numériques.