Le 12 novembre dernier se déroulaient les 12e Assises du livre numérique organisées par le Syndicat National de l’Édition. Lorsqu’on évoque le numérique et l’édition, on a tendance à se focaliser sur des problématiques liées au support électronique et à sa commercialisation. Des sujets phares comme le monopole d’Amazon, le prix du livre électronique ou le phénomène du piratage accaparent les esprits. Ces questions n’ont presque pas été évoquées au cours de cette journée où l’on s’est davantage attardé sur le handicap, la lecture sociale et les big data. Ces sujets peu médiatisés n’en sont pas moins essentiels : la révolution numérique du livre que l’on attend toujours ne viendra peut-être pas tant du support électronique en soi que des intersections nouvelles entre les pratiques de lecture, le web et les réseaux sociaux.
Le numérique reste un phénomène marginal
Les Assises se sont ouvertes sur un premier constat : en 2014, le numérique est encore un marché de niche. Certes, 15% des lecteurs lisent des livres électroniques, mais ceux-ci ne représentent que 4% du chiffre d’affaire de l’édition – à peine 2% si on se limite aux publications grand public. Une goutte d’eau…
Le numérique occupe toujours une place secondaire face au papier, non seulement dans l’économie du livre mais également dans les esprits. C’est en tout en cas ce qui ressort du témoignage d’Isabelle Bouche : attachée de presse pour les éditions Taillandier, elle observe que les journalistes et les critiques sont toujours très réticents face aux services de presse numériques – y compris lorsqu’ils sont spécialisés dans les nouvelles technologies ! Même constat du côté des auteurs : sur une plateforme d’autoédition 100% numérique comme Librinova, la plupart des écrivains espèrent accéder à terme à une publication papier. Au delà de 1000 ventes, Librinova se propose d’ailleurs de soumettre leur manuscrit à des éditeurs traditionnels. L’autoédition en ligne est envisagée comme un pis-aller, un moyen de tester à grande échelle un texte avant de passer aux choses sérieuses. Il est intéressant de comparer (ou d’opposer ?) cette approche avec celle des auteurs encore peu nombreux qui attachent une véritable importance aux spécificités du format numérique (je pense par exemple à quelqu’un comme Neil Jomunsi qui a récemment publié un roman-feuilleton envoyé par mail à ses abonnés).
Livre électronique et accessibilité
A l’heure actuelle, l’imprimé et le numérique coexistent donc dans un statu quo qui n’a rien de révolutionnaire. Il y a peut-être un domaine qui fait exception : le handicap. Le SNE organisait pour la deuxième fois cette année l’opération Rentrée littéraire accessible. Grâce à la plateforme Platon administrée par la Bibliothèque Nationale de France, les éditeurs ont désormais la possibilité de communiquer très rapidement une version numérique de leurs publications aux associations agréées qui les diffusent ensuite auprès de leurs adhérents (AVH, BrailleNet, GIAA, INJA, Lisy). Grâce à ce dispositif, 233 titres (soit près de 85% des ouvrages figurant dans les sélections des prix littéraires) ont été rendus accessibles aux lecteurs aveugles et malvoyants dès la fin du mois de septembre.
Le handicap est peut-être le seul domaine où le numérique est porteur de véritables bouleversements. A condition d’être bien structurés, les textes informatiques sont en effet lisibles tel quels par des aveugles grâce à des logiciels de synthèse vocale ou des plages tactiles (des périphériques qui les transcrivent en braille). La disponibilité de plus en plus rapide du support électronique laisse présager la disparition prochaine du braille imprimé, mais aussi des formats spécifiques comme le format DAISY dont la nécessité ne s’impose plus véritablement maintenant que l’EPUB3 intègre tous les standards d’accessibilité.
La lecture sociale
Si le livre électronique reste encore un objet marginal à l’échelle du marché de l’édition, le numérique transforme peu à peu les pratiques de lecture. Grâce à Internet, le lecteur peut s’exprimer sur des sites de libraires, sur des sites communautaires comme Babelio, sur un blog perso ou même – dernière mode en date – sur Youtube où des « booktubeurs » évoquent avec enthousiasme leur dernière lecture. L’impact de ces nouvelles formes de prescription est encore incertain mais les professionnels les prennent au sérieux : certains blogueurs spécialisés sont désormais destinataires de services de presse au même titre que les critiques professionnels. On peut citer à cet égard l’opération Masse critique de Babelio qui permet à des éditeurs d’offrir leurs livres aux usagers du site. Une seule condition en retour : les lecteurs s’engagent à écrire une critique (positive ou négative) dans le mois qui suit.
Et si la révolution numérique n’était pas à chercher dans le support électronique en tant que tel mais du côté de ces nouvelles formes d’interactions sociales autour du livre ? C’est d’une certaine façon la thèse défendue par Bob Stein. Directeur de l’Institut pour le futur du livre, Bob Stein a été l’un des pionniers du livre électronique (dès 1992, il publie des versions sur disquette de Jurassic Park et du Guide du routard galactique). Pour Stein, les ebooks actuels sont bridés car, pour les vendre plus commodément, on a calqué leurs caractéristiques sur celles des livres physiques (qui sont clos et linéaires). La force du numérique réside pour Stein dans les différentes possibilités de partage, d’annotation et de commentaire qui transforment le livre en un véritable espace de conversation (« Books are becoming places where things happen when people meet up in the margins » )
L’Institut pour le futur du livre a effectué plusieurs expériences de lecture sociale. En 2008, 7 lectrices ont été conviées à commenter en ligne The Golden Notebook, le roman de Doris Lessig, créant dans les marges du roman un véritable dialogue parallèle. Sur la base d’expériences comme celle-là, des outils ont été développés par l’Institut, comme Commentpress (un plug-in pour WordPress qui permet d’ajouter des commentaires en regard d’un texte) ou SocialBook (une plateforme de publication qui dispose de fonctionnalités avancées d’annotation et de commentaires asynchrones).
Bob Stein défend l’idée (un peu utopique) d’une grande plateforme d’annotation ouverte où les livres seraient gratuits mais où les lecteurs avides d’échanges paieraient pour accéder aux commentaires. Sans aller jusque là, la lecture sociale existe d’ores et déjà dans des écosystèmes fermés. Les clients d’Amazon ou de Kobo par exemple peuvent, s’ils le souhaitent, partager les annotations qu’ils ajoutent sur leurs livres et voir celles des autres utilisateurs.
L’édition et les big data
Dans ces environnements, les lecteurs laissent des traces volontaires (comme les annotations, les notes, les surlignages…) mais aussi des traces involontaires qui peuvent être analysées et exploitées (le nombre de pages lues, le temps de lecture d’un livre, etc). Ces statistiques constituent ce qu’on appelle les big data : des données comportementales disponibles en masse et en flux continu. Les big data deviennent un enjeu essentiel à partir du moment où le streaming s’impose comme modèle économique puisque c’est sur cette base que sont construits les algorithmes de recommandation qui font vivre les catalogues en ligne. (Deezer ou Spotify emploient des dizaines de data analysts qui scrutent le comportement de leurs utilisateurs). Du côté du livre, Kobo a récemment publié un livre blanc où la société détaille tout le potentiel des big data pour les acteurs de l’édition. L’analyse du taux d’achèvement d’un livre pourrait ainsi permettre de repérer un futur best-seller avant même que les ventes d’un auteur décollent.
L’exploitation des big data posent de nombreuses questions que l’on connait bien dans l’univers du web mais qui concernaient assez peu l’édition jusqu’à présent, comme le respect de la vie privée et des données personnelles. Les lecteurs sont-ils prêts à voir leurs lectures pistées à la trace comme l’est actuellement l’écoute en ligne ? Les professionnels du livre sont-ils prêt à voir leurs pratiques professionnelles transformées comme c’est déjà le cas pour l’industrie musicale ?
Dans son intervention devant les Assises, Axelle Lemaire, la Secrétaire d’État chargée du Numérique, a commencé par reconnaitre que le numérique était une source « d’angoisses » pour les professionnels du livre, avant de souligner qu’il s’agissait d’une opportunité pour capter de nouveaux lecteurs et amener en particulier les jeunes vers la lecture. Lorsqu’on écoute Bob Stein parler de la lecture sociale, on a un peu l’impression de voir les spécificités du livre se dissoudre dans le web et les réseaux sociaux. Le plus déstabilisant dans la transition numérique, ce qui explique en partie la frilosité de l’édition, c’est peut-être moins le passage d’un support à un autre, du papier à l’écran, que le changement de paradigme, le changement de culture professionnelle, qui se profile à l’horizon, un horizon encore lointain mais de plus en plus concret.